Le cannibalisme chez l’humain est une pratique qui fascine autant qu’elle effraie. Pourtant, elle a existé sous différentes formes à travers l’histoire et les cultures humaines, que ce soit dans le cadre de rituels funéraires, pour dégrader les restes de corps ennemis ou pour survivre tant bien que mal en temps de famine. Des Aztèques aux survivants du naufrage de la Méduse en passant par certaines tribus africaines et océaniennes, l’anthropophagie a en effet souvent répondu à des besoins spirituels, sociaux ou alimentaires. Et si elle a quasiment disparu aujourd’hui, cette pratique a parfois eu des conséquences insoupçonnées sur la santé des populations qui la pratiquaient. L’un des exemples les plus frappants reste celui du peuple Fore, en Papouasie-Nouvelle-Guinée où la coutume du cannibalisme funéraire a entraîné la propagation d’une maladie rare et mortelle, le kuru.
Cette maladie a décimé des villages entiers au cours du XXe siècle avant de disparaître progressivement. Retour sur une épidémie unique en son genre.
Le cannibalisme funéraire en Papouasie-Nouvelle-Guinée
Dans les Hautes-Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée, les membres du peuple Fore pratiquaient un cannibalisme funéraire en guise d’hommage aux défunts. Cette tradition, vue comme un témoignage de respect par les villageois, visait à honorer les morts en consommant leurs chairs afin d’assurer la transmission de leur force et de leur esprit aux vivants. Dans ces rites anthropophagiques, les femmes et les enfants ingéraient les organes et tissus des proches disparus, notamment le cerveau, tandis que les hommes se réservaient les parties musculaires.
Profondément ancré dans les croyances culturelles et religieuses locales, l’endocannibalisme (le fait de manger des membres issus de son propre groupe social) a cependant été le terreau d’une catastrophe sanitaire. Un mal mystérieux a en effet commencé à frapper la population Fore en provoquant des symptômes aussi effrayants qu’inexpliqués.

Les premières manifestations du kuru
Le kuru est un terme qui signifie « trembler » ou « frissonner » dans la langue locale. Identifiée dès les années 1950, cette maladie d’apparition progressive ne pouvait pas trouver de nom plus adéquat. Elle se caractérisait en effet par des troubles de la coordination (ou ataxie), des tremblements incontrôlables et une détérioration cognitive sévère. À mesure qu’elle évoluait, les patients perdaient ainsi la capacité de se tenir debout, de marcher, de parler normalement et d’avaler. Une fois la maladie plus installée, les malades pouvaient aussi montrer des signes d’instabilité émotionnelle et de dépression.
Dans les vingt-quatre mois qui suivent la déclaration des symptômes, les patients finissent par succomber, généralement des suites de complications liées à leur état de faiblesse extrême, à des pneumonies ou des infections liées à leurs escarres, causées par un alitement prolongé. L’un des aspects les plus singuliers du kuru était l’apparition de rires incontrôlables et sporadiques chez certains malades, d’où son triste surnom de maladie du rire.

Les femmes et les enfants étaient néanmoins les plus touchés. En consommant davantage de tissus cérébraux lors des rites funéraires, ils s’exposaient en effet à une charge infectieuse bien plus élevée que les hommes. L’épidémie a ainsi décimé des villages entiers et suscité l’inquiétude des autorités sanitaires comme des chercheurs qui se sont lancés dans une course contre la montre pour découvrir les origines de la maladie et venir en aide aux populations.
Qu’est-ce qui causait ces maux ?

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Après plusieurs années d’investigation, le neurologue américain Carleton Gajdusek et son équipe établissent enfin que le kuru était une maladie à prions, des agents pathogènes mal conformés qui provoquent des encéphalopathies spongiformes. Ces protéines anormales s’accumulent dans le cerveau et détruisent progressivement les neurones. Malheureusement, les médecins se rendent compte qu’ils ne pourront mettre aucun traitement curatif en place contre cette maladie. Comme il s’agit d’une maladie à prions, toute atteinte cérébrale est en effet irréversible. Cependant, à défaut de pouvoir contrer la dégénérescence cérébrale, des soins palliatifs peuvent être apportés pour soulager les symptômes comme la gestion de la douleur, la prévention des infections et le maintien d’un certain confort pour les patients.
Le kuru appartient à la même famille de maladies que la maladie de Creutzfeldt-Jakob et l’encéphalopathie spongiforme bovine, plus connue sous le nom de maladie de la vache folle. Pour rappel, cette dernière s’est propagée dans les années 1980-1990 en raison de l’utilisation de farines animales contaminées fabriquées à partir de carcasses de bovins infectés introduites dans l’alimentation du bétail. Les vaches, herbivores par nature, ingéraient ainsi ces prions pathogènes, ce qui accélérait la transmission de la maladie au sein des élevages. L’épidémie a atteint son paroxysme lorsque des humains ont été contaminés en consommant de la viande infectée, entraînant alors l’apparition du variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Et comme cette dernière, le kuru se transmet par l’ingestion de tissus contaminés.
Le kuru existe-t-il encore et quel est le nombre de victimes estimées ?
Les recherches scientifiques et les efforts des autorités ont conduit à l’interdiction du cannibalisme funéraire dans les années 1950-1960. Avec l’abandon progressif de cette pratique, le kuru a fini par disparaître, très lentement. L’épidémie de kuru aurait fait environ 2 700 victimes entre les années 1920 et 1970, principalement chez les Fore. Cependant, du fait de l’extrême longueur de sa période d’incubation (qui est en moyenne de dix à treize ans, mais qui peut se manifester entre cinq et cinquante ans après l’exposition initiale), onze cas de kuru isolés furent déplorés entre 1996 et 2004.
L’étude de cette maladie aura toutefois permis des avancées importantes dans la compréhension des maladies à prions et des mécanismes neurodégénératifs. Carleton Gajdusek a d’ailleurs reçu le prix Nobel de médecine en 1976 pour ses travaux sur cette pathologie unique.
D’autres exemples de maladies pouvant rappeler le kuru
D’autres maladies liées aux pratiques culturelles ont marqué l’histoire médicale. Par exemple, le noma, une infection gangréneuse sévère, touche principalement les enfants qui souffrent de malnutrition et qui vivent dans des conditions d’hygiène précaires. Cette maladie étant parfois perçue comme une malédiction ou une punition liée à la sorcellerie dans certaines cultures d’Afrique subsaharienne, les familles consultent parfois des guérisseurs traditionnels plutôt que des médecins, ce qui retarde donc la prise en charge médicale et aggrave l’évolution de la maladie.
Le pian, une infection bactérienne tropicale, se transmet quant à lui par contact direct. Or, certaines pratiques culturelles au sein des communautés rurales où les soins de santé sont limités favorisent justement les interactions physiques étroites, comme les jeux d’enfants pieds nus ou les salutations par toucher, ce qui contribue à sa transmission.
Enfin, nous pouvons aussi mentionner le syndrome du berceau en Nouvelle-Guinée qui touchait principalement les nourrissons dans certaines tribus en raison de pratiques de couchage culturellement ancrées, ce qui provoquait une asphyxie infantile accidentelle.
Ces exemples montrent que les pratiques culturelles et croyances ancestrales peuvent jouer un rôle clé dans la propagation de maladies, mais aussi que la sensibilisation et l’évolution des traditions peuvent contribuer à limiter ces risques, notamment grâce à l’influence de la recherche scientifique pour l’identification et la prévention de ces maladies méconnues parfois profondément enracinées dans les pratiques humaines.