La rivière Ruki, un important affluent du fleuve Congo, est entourée d’une vaste forêt tropicale dense. Plusieurs communautés dont la vie dépend de la pêche, de l’agriculture et d’autres ressources naturelles de la région évoluent sur place. Pour ces personnes, la couleur que renvoie cette rivière paraît probablement tout à fait normale. En revanche, elle n’a pas manqué de surprendre les chercheurs de l’ETH Zurich. Des comparaisons avec d’autres grands fleuves tropicaux montrent en effet que le Ruki est peut-être même le plus sombre de la planète. Comment l’expliquer ?
La rivière Ruki et son eau d’un noir d’encre
De nombreuses rivières, en particulier dans les régions tropicales et forestières, sont connues pour leurs eaux sombres ou noires en raison de leur forte teneur en matière organique dissoute et en tanins. Le Rio Negro en Amazonie est l’un des exemples les plus célèbres de ce phénomène. Cependant, le Ruki se démarque.
Comme d’autres, cette rivière très sombre tire sa couleur des composés organiques dissous présents dans ses eaux. Son manque de sédiments dû à sa planéité y contribue également. Cependant, il existe un grand nombre d’autres rivières qui coulent à travers les forêts tropicales humides et beaucoup d’entre elles se trouvent également en terrain plat, y compris d’autres affluents du Congo.
Considérant qu’il n’y avait eu aucune exploration scientifique sur les raisons pour lesquelles le Ruki était plus sombre que ses homologues, des chercheurs ont décidé d’établir une station de surveillance pour explorer la chimie du fleuve juste au-dessus de son point de confluence avec le Congo.
Sans surprise, une énorme quantité de matière dissoute s’y trouve
Avec des moyens relativement basiques (la région ne dispose d’aucun approvisionnement général en électricité), les chercheurs ont pu mesurer les concentrations de matière organique dissoute dans l’eau, ainsi que leur âge afin de déterminer s’il en provenait des tourbières situées le long des berges de la rivière. Ces tourbières retiennent en effet de grandes quantités de matière végétale, ce qui en fait un puits de carbone majeur. Cependant, si le carbone de ces tourbières devait s’échapper pour finalement atteindre l’atmosphère, cela deviendrait un facteur supplémentaire majeur du réchauffement climatique.
Au terme de leurs analyses, les chercheurs ont découvert que le Ruki contenait quatre fois plus de cette matière organique dissoute par litre que la rivière qu’il rejoint et 1,5 fois plus que le Rio Negro. Plus globalement, bien que le bassin versant du Ruki ne représente qu’un vingtième de l’ensemble du bassin du Congo, un cinquième du carbone organique dissous au Congo provient de ce seul affluent.
Les tourbières sont stables
La matière organique dissoute se présente généralement sous forme d’acides organiques qui augmentent l’acidité de l’eau de la rivière. Cela stimule la libération de dioxyde de carbone à mesure que les acides dissolvent les carbonates présents dans l’eau.
De manière générale, les émissions de CO2 sont relativement élevées dans l’ensemble du bassin versant du Ruki. Cependant, les chercheurs notent qu’elles ne sont pas différentes de celles des autres rivières tropicales. En effet, le Ruki est une rivière lente et calme, ce qui rend plus difficile la fuite du CO2 présent dans l’eau dans l’air.
L’analyse des isotopes du carbone montre également que la majeure partie du carbone provient de la végétation forestière et non de la tourbe. Ce n’est que pendant une courte période, à la fin de la saison des pluies, que les chercheurs constatent que les tourbières libèrent du carbone dans l’eau. On ne sait pas exactement comment et pourquoi cela se produit à ce moment-là, mais cette observation reste une bonne nouvelle, car cela signifie aussi que les tourbières sont relativement stables.
Stables, mais pour combien de temps ?
Nous savons donc enfin pourquoi cette rivière est aussi sombre et que pour le moment, il est peu probable que la matière organique contenue dans les tourbières soit libérée puisqu’elles sont sous l’eau presque toute l’année et ne sont donc pas exposées à l’oxygène.
Cependant, les scientifiques rappellent que des entreprises s’intéressent de plus en plus aux ressources naturelles du bassin de Ruki. Les changements d’utilisation des terres, tels que la déforestation, pourraient ainsi modifier le régime du fleuve, ce qui pourrait conduire à l’assèchement des tourbières et donc à leur décomposition par des bactéries. Si tel est le cas, cela libérerait une énorme quantité de CO2. Or, d’après les auteurs, les tourbières du bassin du Congo en stockent près de trente milliards de tonnes.
Les détails de l’étude sont publiés dans la revue Limnology and Oceanography.
