Pendant de longues décennies, les scientifiques ont débattu incessamment sur ce qui s’est passé après l’éruption massive du Toba, un supervolcan qui a explosé il y a 74 000 ans sur l’île de Sumatra (Indonésie). Certains affirment que la plus grande éruption de ces derniers millions d’années a pu plonger la planète dans un hiver catastrophique qui aurait failli éliminer l’Homo Sapiens. D’autres estiment en revanche que l’impact de cet événement a pu varier selon les régions et n’être pas assez extrême pour avoir un effet réel sur l’évolution des premiers humains modernes. Certaines populations pourraient, selon cette théorie, avoir survécu et même prospéré malgré tout.
Toutefois, une étude portant sur des découvertes menées sur un site préhistorique au nord-ouest de l’Éthiopie jette un nouvel éclairage fascinant sur les suites de l’éruption, son effet potentiel sur l’exode humain et la survie des populations de l’époque.
Après l’éruption du Toba, les humains ont dû s’adapter

Depuis 2002, des chercheurs assistés d’étudiants américains et éthiopiens creusent sur le site de Shinfa-Metema 1, un campement éthiopien à la frontière avec le Soudan. Ils s’y rendent lorsque les conditions sont sèches et chaudes et doivent emporter avec eux leur eau. Il y fait si chaud que le sol peut même faire fondre la semelle de leurs chaussures. Ces conditions difficiles ne les ont pas empêchés de faire des découvertes passionnantes.
Dans cette étude publiée dans Nature le 20 mars, les scientifiques expliquent notamment avoir retrouvé des petits morceaux de verre volcanique enterrés avec des têtes de flèche (impliquant qu’il s’agit de la plus ancienne preuve connue de chasse à l’arc) et les restes fossilisés d’un python, d’une antilope et de phacochères, témoignant de repas passés. D’après les chercheurs, ces tessons tout comme les autres éléments retrouvés sur le site témoignent d’une présence humaine constante avant, pendant et après l’éruption, apportant ainsi une preuve supplémentaire que la super-éruption pourrait n’avoir finalement pas presque causé l’extinction des humains.
Surtout, les preuves trouvées sur place montrent que les populations de l’époque ont changé drastiquement leur alimentation pour s’adapter aux conditions arides survenues après la catastrophe dans les basses-terres éthiopiennes. Ils ont notamment commencé à consommer plus de poisson trouvé dans la rivière Shinfa asséchée, constellée à cette période de mares peu profondes. « C’est un comportement sophistiqué… de pêcher au lieu de chasser des mammifères terrestres. Ce type de souplesse comportementale est l’une des marques de fabrique des humains modernes d’aujourd’hui », affirme John W. Kappelman, un professeur d’anthropologie à l’Université du Texas – Austin qui travaille sur le site de Shinfa-Metema 1 depuis plus de vingt ans et auteur principal de ces travaux.
Lorsque les rivières s’asséchaient, ces populations pouvaient en outre facilement chasser les animaux qui s’approchaient des rares plans d’eau restants et attraper du poisson sans équipement particulier.

L’étude remet aussi en question nos connaissances sur l’exode humain
Beaucoup d’experts pensent que les humains de l’époque n’étaient pas capables de survivre à des climats extrêmement arides qui les auraient forcés à battre en retraite vers des altitudes plus élevées et rester sur place au lieu de continuer à traverser… jusqu’au point de quitter le continent. Le chercheur insiste : « ils pouvaient supporter des sites arides de façon saisonnière, alors pourquoi auraient-ils dû s’en aller ? »
Dater le site : un défi de taille surmonté grâce à l’éruption du Toba
Pendant des années, les chercheurs ont eu du mal à dater le site. La datation au carbone d’œufs d’autruche excavés sur place a donné une estimation de 45 000 ans. Toutefois, d’autres techniques de datation les faisaient remonter à 75 700 ans (à 4 700 ans près). Tout changea toutefois en 2018 lorsqu’une autre équipe utilisa le cryptotéphra (des morceaux de téphra issus d’une éruption qui sont trop petits pour être vus à l’œil nu et facilement isolés) pour déterminer quelle éruption avait permis de les créer en Afrique du Sud. Utilisée ensuite en Éthiopie avec l’aide de Curtis Marean, l’anthropologue de l’Université de l’Arizona qui l’a découverte, cette technique a permis de retracer l’origine des fragments : l’éruption du supervolcan Toba. Ces microfragments furent ainsi un élément clé pour affirmer que les anciens humains ont bel et bien survécu à l’éruption.
Michael Petraglia, le directeur du centre de recherche australien sur l’évolution humaine, estime que cette étude fascinante et convaincante fournit une preuve de plus que des populations ont bel et bien survécu à cet événement violent, s’ajoutant ainsi à des preuves existantes en Afrique du Sud ou encore en Inde. D’après lui, cette preuve la théorie populaire « selon laquelle « l’hiver volcanique » causé par l’éruption du Toba aurait poussé les humains, et nos proches ancêtres, à l’extinction. Au lieu de cela, toutes les preuves de Shinfa-Metema et ailleurs indiquent que les populations humaines étaient assez souples dans leur adaptation pour surmonter les défis environnementaux, même ceux provoqués par la super-éruption volcanique du Toba. »
Des ‘autoroutes bleues’ possiblement à l’œuvre
Les premiers humains ont quitté l’Afrique plusieurs fois avant les 100 000 dernières années. Toutefois, des études génétiques montrent que des personnes non africaines peuvent retracer leurs ancêtres à un dispersement survenu il y a 90 000 à 50 000 ans. Jusqu’ici, les chercheurs pensaient que ces ancêtres attendaient des périodes plus humides et hospitalières pour traverser le désert grâce à des corridors écologiques. Cependant, ces travaux prouvent que les humains pouvaient tout à fait s’adapter à des conditions arides et même exploiter leur environnement d’une toute nouvelle façon, notamment en changeant leur alimentation. Ils suggèrent aussi une autre route hypothétique. Et si les rivières et points d’eau saisonniers de l’époque avaient formé des « autoroutes bleues » que les gens suivaient pour obtenir des ressources au fur et à mesure ?
Au regard des conditions géoécologiques différentes partout en Afrique, Michael Petraglia trouve cette idée intéressante, bien qu’elle ne puisse pas rendre compte de tous les mouvements humains par le passé. Il rappelle en effet que de grands déserts existaient déjà il y a entre 71 000 et 57 000. Des autoroutes bleues auraient donc été inenvisageables dans ces zones étendues. Reste que même si les chercheurs admettent que migrations plus anciennes par des populations moins sophistiquées devaient effectivement se limiter à des périodes plus humides, cette étude montre la force d’adaptation des populations du mésolithique même pendant des périodes très sèches, un facteur clé qui pourrait avoir facilité la migration depuis l’Afrique.
L’étude met également en lumière le rôle crucial des interactions sociales et culturelles dans la survie des populations humaines après une catastrophe majeure comme l’éruption du Toba. Les chercheurs suggèrent que le partage des connaissances sur les ressources disponibles, les stratégies de subsistance et les innovations techniques, comme la pêche ou l’utilisation de pointes de projectiles, a permis aux communautés de s’adapter plus rapidement et efficacement aux conditions arides. Ces échanges auraient favorisé non seulement la survie, mais également l’expansion progressive des premiers Homo sapiens, démontrant que l’ingéniosité humaine et la collaboration ont été des facteurs déterminants dans la résilience face à des bouleversements environnementaux extrêmes.